HISTORIQUE DE LA SCIENCE-FICTION DU XIXième SIÈCLE PAR JACQUES BERGIER

C’est perdre son temps que d’essayer de définir rigoureusement la science-fiction. Elle fait partie du fantastique, et il est difficile de l’en séparer. Pour faire la distinction dans chaque cas particulier, il être omniscient, connaître toutes les lois naturelles, savoir toujours ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Il est évident qu’un tel savoir n’est pas humain, et je n’y prétends pas. Cependant, avec un peu de bon sens, on peut proposer une définition. Un tel bon sens est d’ailleurs toujours nécessaire, lorsqu’on veut séparer quelques éléments de ce que les mathématiciens appellent un spectre continu. L’humoriste américain Charles Fort a défini d’une façon fort plaisante le genre de bon sens qui est nécessaire dans ces cas : « Il est évident qu’au niveau du microbe, la distinction entre un animal et une plante devient délicate. Mais au niveau du bon sens, cette distinction est facile : personne n’enverrait un bouquet d’hippopotame à sa fiancée. »




De même, personne n’enverrait un récit de science-fiction à une publication spécialisée dans les histoires de fantômes, ni, d’ailleurs, à une revue scientifique. Comme l’a fait très justement observer l’auteur de science-fiction anglais, Brian Adliss : « Les récits de science-fiction ne sont pas plus destinés à être lus par des savants que les histoires de fantômes ne sont destinées à être lues par des fantômes. » 


Qu’est-ce donc qu’un récit de science-fiction ? Le terme science est de trop, et la désignation « technique-fiction » ou encore « invention-fiction »serait meilleure. Mais le terme science-fiction a été adopté, bien qu’il s’agisse presque toujours de récits où une invention nouvelle transforme le monde. Cela se passe souvent dans le présent, à l’époque où l’auteur vit et écrit. Cela se passe souvent dans l’avenir, ce qui permet à l’auteur de présenter tout un ensemble d’inventions, toute une société nouvelle transformée par la technique. Enfin, un récit de science-fiction peut également être placé dans le passé, ce qui exige, de la part de l’auteur, une extraordinaire ingéniosité. On peut citer comme exemple le livre du Français Jean d’Agraives : L’Aviateur de Bonaparte, où l’auteur attribue une partie des victoires de Napoléon à la possession secrète par l’Empereur d’un planeur propulsé par des fusées à poudre. C’est une invention qui aurait pu être faite à l’époque napoléonienne. Si elle avait été réalisée, mais tenue secrète, elle aurait en effet assuré une supériorité écrasante à son possesseur. L’Aviateur de Bonaparte est donc un récit de science-fiction. Par contre, les nombreux récits attribuant à Napoléon des pouvoirs occultes ou le mettant au bénéfice d’un pacte avec le diable, ne sont pas de la science-fiction mais du fantastique.


Les récits de science-fiction ainsi définis sont, bien entendu, vieux comme l’humanité. Léonard de Vinci en écrit, Kepler également. Voltaire, avec Micromégas, en écrit un, et il y avait à Paris, avant la Révolution, une collection régulière de romans de science-fiction qui a atteint le chiffre de vingt-huit volumes. Le XIXe siècle a évidemment continué cette veine traditionnelle avec Jules Verne notamment ; mais, en même temps, il a vu naître une nouvelle forme, que l’on pourrait appeler la science-fiction moderne.


Dans la science-fiction traditionnelle : Erkmann-Chatrian, Jules Verne, Edgar Poe, la merveilleuse invention est détruite à la fin, et n’a aucun effet sur la société. Personne ne saura comment marchait la lunette merveilleuse qui permettait de voir les âmes, dans Ekermann-Chatrian. Personne ne saura comment le Hans Pfaal d’Edgar Poe fabriqua un gaz plus léger que l’hydrogène, et put ainsi atteindre la Lune. Les secrets des inventeurs1 de Jules Verne périssent avec eux, sans avoir aucun effet sur la vie quotidienne, sur l’histoire, sur l’évolution des mœurs et de la société. C’est particulièrement vrai de l’automobile. De nombreux romanciers de science-fiction au XIXe siècle ont imaginé un véhicule sans chevaux propulsé soit par le moteur à explosion, soit par des moteurs électriques, avec des générateurs analogues à ce que nous appelons de nos jours la pile à combustible.


Mais ces automobiles (le mot est assez fréquemment employé) servent toujours à une aventure individuelle. L’inventeur fait le tour du monde en automobile, ou poursuit en automobile des bandits à cheval dans le Far West, ou traverse en automobile des pays lointains et inaccessibles, préfigurant ainsi des aventures réelles comme la Croisière noire et la Croisière jaune. Mais aucun auteur n’annonce une civilisation comme la nôtre, où la l’automobile tue plus de gens que la guerre, où les villes sont tellement embouteillées que les automobilistes, devenus enragés, sortent de leur voiture et s’entre-tuent, où des armées d’automobiles blindées, précédant une infanterie transportée en autocar jusqu’au lieu du combat, conquièrent des pays entiers.


Avant le XIXe siècle, on n’a pas vu de récit de science-fiction prédisant un changement complet du monde, changement qui allait pourtant se produire. C’est le grand mérite de la revue américaine Argosy, d’avoir lancé la science-fiction moderne dès 1880. Paraissant sous la forme d’un hebdomadaire assez épais de 116 pages, de 1880 à 1943, elle publia la science-fiction moderne presque dès sa naissance.


Le premier numéro d’Argosy parut en décembre 1882, le dernier, sous la forme qui nous intéresse, en septembre1943. C’est la date de décembre 1882 qui peut être retenue comme étant la date de naissance de la science-fiction moderne. C’est sur cet aspect science-fiction2 moderne au XIXe siècle que je désire insister.


Je saluerai donc simplement en passant les grands noms de Jules Verne et de Louis Jacolliot. Cet autre Français, moins connu que Jules Vernes, a écrit des ouvrages de science-fiction classique aussi remarquable que ceux de Jules Verne, et dont l’un, au moins, Les Mangeurs de Feu, mérite d’être retenu, car on y voit déjà décrit, en plein XIXe siècle, le principe de la désintégration totale de la matière, et de l’utilisation de son énergie, à la fois pour la propulsion des navires aériens et comme arme de destruction massive. Mais, là aussi, l’invention ne change rien au sort du monde, elle est utilisée seulement pour un règlement de compte entre individus.


Par contre la science-fiction de H. G. Wells, qui commençait à la fin du XIXe siècle à paraître dans les revues anglaises, comme Strand Magazine, et dans des revues américaines, envisageait déjà un changement total du monde, une intervention de la science et des techniques dans la vie individuelle. Certes, Wells restait encore prudent : dans La Machine à explorer le temps, dans Les Premiers Hommes dans la Lune, l’invention merveilleuse est détruite à la fin. Mais dans La Guerre des Mondes, et dans de nombreuses nouvelles, c’est la vie quotidienne qui est modifiée.


C’est homme de la rue, c’est M. Tout le monde, qui souffre de l’invasion des Martiens. C’est l’homme de la rue qui est la victime de l’écroulement de la civilisation dans Les Cuirassés de Terre.


George Griffith, contemporain de Wells, avait plus d’audace encore que Wells, sans avoir son génie. Dans ses romans : Les Hors-la-Loi de l’air, L’Ange de l’Anarchie, Olga Romanoff, le monde est réellement changé. Des batailles aériennes se livrent au-dessus de Londres, comme en 1940 ; des fusées en plastique parcourent le ciel ; le blocus sous-marin et la guerre sous-marine à outrance font leur apparition, de nouvelles sources d’énergie transforment la société ; la classe ouvrière se révolte. Griffith est injustement oublié. Comme beaucoup d’auteurs de son époque d’ailleurs. Il a fallut la patientes recherches de l’érudit américain Sam Moscowitz, aboutissant en 1968, à son anthologie : La Science-Fiction à la Lumière d’un Bec de Gaz, pour faire découvrir au grand public la science-fiction anglo-américaine de cette fin de XIXe siècle où le genre commençait réellement à naître.


En France, des auteurs que l’on considère injustement comme réservés à la jeunesse, tels Louis Boussenard et Paul d’Ivoi, faisaient également, à la fin du XIXe siècle, de la science-fiction moderne.


Dès 1889, Louis Boussenard, dans L’enfer de Glace, prévoit un élément chimique nouveau se trouvant dans les colonnes vides du tableau périodique de Mendeleïev, et imagine même une nouvelle forme de résonance magnétique qui permet à cet élément d’indiquer la présence de l’or à des distances considérables. Dans d’autres livres, il utilisera les travaux de Gustave Le Bon pour prédire l’énergie atomique.


Mais le grand homme du XIXe siècle, celui qui donna naissance à la théorie d’Einstein et qui influença de très grands savants, est indiscutablement l’Allemand Kurt Lasswitz. Je tiens du professeur Simon, l’éminent savant allemand, qui a bien connu Einstein, et que j’ai rencontré à Oxford, l’information que la nouvelle de Kurt Lasswitz : Le Diable qui emporta le professeur, a beaucoup impressionné Einstein et l’a conduit à l’idée que la vitesse de la lumière était constante et indépendante de la vitesse de la source ou de celle de l’observateur. Mais le plus grand mérite de Lasswitz réside dans la publication, en 1887, de son roman Sur Deux Planètes. Ce roman contient l’idée de l’antigravitation, l’idée de satellite artificiel, l’idée de l’exploration de l’espace. Il a influencé tous les pionniers de l’espace. Tsiolkovski, Goddard, von Braun, à tel point qu’on peut considérer et qu’on considère à juste de titre Lasswitz comme le père de l’astronautique moderne. Le livre Sur Deux Planètes donne aussi des descriptions détaillées des civilisations futures et du changement total qui pourra se produire dans notre civilisation, si nous prenons contact avec d’autres intelligences.


Sur Deux Planètes était un des livres favoris de lénine. Il le cite souvent, et il a certainement beaucoup contribué à la formation de sa pensée. Wells comme Lasswitz furent à la fois intellectuels et populaires. Le XIXe siècle a également vu naître dans Argosy, dans des livraisons populaires à fascicules, et dans des revues pour la jeunesse, anglaises surtout, une floraison de science-fiction populaire. Un jeune Américain de seize ans, qui écrivait sous le pseudonyme de Lu Senarsens, s’y est particulièrement distingué. Beaucoup d’Américains ont appris à lire dans les fascicules de Lu Senarsens, et se sont ainsi trouvés plongés dans le monde des fusées lunaires, de télévision, d’hélicoptères, de sous-marins roulant sur le fond de la mer, un monde bien proche du nôtre. Beaucoup d’historiens américains insistent sur l’influence de ces épopées populaires, sur la vague d’inventions et de méthodes industrielles, qui a abouti à la suprématie actuelle des Etats-Unis, et à ce que Jean-Jacques Servan-Schreiber a appelé le « défi américain ». Quoi qu’il en soit, la science-fiction nouvelle, décrivant l’effet social des sciences et des techniques, infiniment plus audacieuse que celle de Jules Verne, était née. Elle devait conquérir le monde.